C’est au terme de la quarante-deuxième expédition d’Alpha Centauri B que la Garde Universelle des Nations (G.U.N.), fruit d’une scission avec la N.E.M.O., a rencontré le peuple des Bermudes.
Cette culture, dont les origines remontent au XIXe siècle de l’ère terrestre, a été fondée selon la légende par les équipages de navires flottants disparus dans une étendue d’eau salée que l’on appelait l’Atlantique, plus spécifiquement dans la zone des îles Bermudes.
Malgré le peu de vestiges restant de cette peuplade, nous savons que les premiers habitants étaient des aquanautes, pour l’essentiel des hommes. L’absence presque totale de femmes n’a pas permis de maintenir une population stable au cours du premier siècle, qui a vu des générations se succéder sans lien culturel. C’est avec la deuxième vague d’arrivants que s’est développée une civilisation structurée, notamment autour des lois de Neptune édictées par Joshua Slocum, dont l’aphorisme le plus célèbre était : « la mer la plus démontée n’est pas si terrible pour un petit bateau bien conduit ». Il semble ici que Neptune ne fasse pas référence à l’ancienne planète du système solaire disparue il y a dix ans, mais à une divinité aqueuse. De même les expressions « la mer » et « bateau » ont fait l’objet de nombreuses recherches, et malgré les divergences de point de vue, les études les plus récentes concluent à un environnement liquide.
La navette interstellaire GUN42, dirigée par Donkim Macrum, se posa donc à proximité d’une société très hiérarchisée, d’un millier d’individus. Leur habitat, fait du bois récupéré des navires échoués, ressemblait à de grandes nefs à fond plat, posées sur le sol sableux d’Alpha Centauri B. Chaque nef abritait une cinquantaine de personnes, des familles et des individus seuls, qui formait un équipage structuré avec un capitaine en charge de la gestion du lieu, soutenu par un second, deux à trois lieutenants, plusieurs matelots, un bosco, un coq. En dehors des services de l’avitailleur qui se chargeaient de l’approvisionnement, ceux qui n’avaient pas de fonctions propres à la nef étaient de simples « terriens ».
Les nefs étaient déployées en cercles concentriques autour du Puits Coriolis, le vortex par lequel les naufragés arrivaient à Alpha Centauri B. Pendant des siècles, ce tourbillon déversa plusieurs tonnes de nourriture par jour, ainsi que divers débris, ce qui assura la subsistance des premiers Bermudes. Au moment du premier contact, le Puits Coriolis n’apportait plus qu’un souffle acide que les autochtones détournaient dans des turbines rudimentaires dont ils tiraient leur énergie.
Dans les décombres, on découvrit des fermes hydroponiques collectives, produisant des céréales, des fruits et des légumes. Aucune trace d’élevage en dehors des bassins piscicoles voués à l’hydroponie.
Le vent était à la fois une source d’énergie et d’inspiration. On retrouva les restes d’immenses structures faites de bois, de cordages et de voiles, vraisemblablement destinées à capter les flux éoliens et à produire des silhouettes variées. Les quelques manuscrits qu’on a pu conserver attribuent à chaque silhouette la manifestation d’une divinité primitive, augure de bons ou mauvais événements. Le jour de l’arrivée de la GUN42, le vent avait soufflé brutalement avant de refluer, donnant aux structures l’allure d’un homme accablé, comme courbé sous un fardeau trop lourd. Les Bermudes appelaient cette divinité l’Indien.
L’équipe de la GUN42 avait pour mission de prendre possession du Puits Coriolis. Le commandant Donkim Macrum, héros de la prise de Hernscastle et de la bataille des anneaux troyens de Lagrange, espérait rétablir une connexion directe avec la Terre et faciliter l’embargo sur le système solaire.
À leur arrivée, l’amiral Sloc Selkirk, autorité suprême des Bermudes, accompagné de ses trois lieutenants, se porta au-devant de l’expédition pour leur signifier l’opposition de son peuple à toute ingérence. Certaines sources apocryphes prétendent que Sloc Selkirk aurait proposé à Donkim Macrum un accord de laissez-passer, qu’il appelait octroi.
Selon la version officielle, les Bermudes menacèrent de lâcher le vent du Puits Coriolis sur l’expédition de la GUN42. Donkim Macrum retint l’amiral Sloc Selkirk et sa garde, et entreprit de sécuriser la zone. Il porta ses troupes sur les nefs et s’assura de neutraliser les Bermudes en faisant brûler ces bâtiments. Donkim Macrum pensait ainsi annihiler des forces armées. Les Bermudes n’ayant jamais subi d’invasions, ils n’avaient aucun moyen de défense approprié et la quasi-totalité de la population périt dans les flammes. Sloc Selkirk assista avec ses lieutenants au génocide depuis le pont supérieur de la GUN42. Divers témoignages rapportent que lorsque la nef de l’amiral s’embrasa, on entendit une voix d’enfant hurler « Seringapatam ». À ces mots, Sloc Selkirk blêmit, puis tira de sa poche un diamant. Il la tendit à Donkim Macrum et s’écroula, mort, à ses pieds.
Ce fut la dernière victoire de Donkim Macrum.