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Dragons, monstres et chimères

J’ai croisé un furtif !

C’était à l’expo temporaire du Scriptorial d’Avranches, la semaine dernière, intitulée Dragons, monstres et chimères. Quel bestiaire !

Le musée est fameux pour sa présentation des manuscrits du Mont Saint-Michel, conservés à la bibliothèque patrimoniale d’Avranches depuis la Révolution. Ce sont de véritables trésors exposés à tour de rôle au public, et qui permettent d’illustrer certains sujets du Moyen Âge.

Ici, il est question du rapport de l’homme médiéval à l’animal, avec un focus titré « Monstrueuse sauvagerie d’ici et d’ailleurs ». Pour un sauvage comme moi, c’était idéal.

À cette époque, la frontière entre créature imaginaire et faune réelle n’existe pas, à tel point que ce n’est qu’à partir du XVIe siècle qu’on commencera à contester l’existence des licornes. Jusqu’ici, on la trouvait dans le même catalogue que le loup ou la linotte.

Il est intéressant de voir comment les individus percevaient le monde animal. Ils partageaient le quotidien des animaux domestiques, chassaient des animaux sauvages, et se transmettaient les récits de voyageurs qui avaient croisé des spécimens plus exotiques.

Pour matérialiser la somme de connaissances sur ces sujets, le bestiaire était l’ouvrage de référence : « il recense et décrit sommairement les animaux, triant du plus proche de l’Homme au plus éloigné, du plus gros au plus petit, du plus pur au plus démoniaque. On rencontre donc d’abord la faune domestique et des forêts, puis les animaux sauvages des contrées lointaines, alors que les rampants sont associés à une nature bassement terrestre, par opposition aux animaux célestes ou des profondeurs des mers. »

On les classe donc par ressemblances et analogies, par exemple le cerf est assimilé au bétail, car sa chaire est appréciée. Rien sur les modes de vie, la zoologie ou les caractéristiques physiologiques. Le rapport de l’homme à l’animal est essentiellement symbolique.

C’est d’abord une menace, il inspire la peur, que ce soit le loup affamé ou les rats vecteurs de peste. À partir de là se déploie un éventail de symboles positifs ou négatifs, chaque bestiole signifie quelque chose comme le renard rusé qui simule la mort pour mieux tromper sa proie. Les fabulistes d’Ésope à La Fontaine convoquent ce même bestiaire à visée morale, pour l’édification de l’homme, ce « maître et possesseur de la nature », fin de la Création.

Cette conception nauséabonde du monde animal perdure aujourd’hui, avec un traitement différencié selon que la bête est proche ou loin de nous. Il est encore difficile de les considérer pour eux-mêmes. Saint François d’Assise, qui les appelait ses frères, a frôlé l’hérésie. L’exposition du Scriptorial démontre que l’homme est plus bête que l’animal : pour preuve ces vitrines où des dents de squale étaient considérées comme des dents de serpents, ces oursins calcifiés vus comme des cœurs d’enfants pétrifiés, ou encore ces dents fossiles de dorade qu’on dit très sérieusement être des pierres extraites des têtes de crapauds, efficaces contre les empoisonnements et l’épilepsie ( « qu’ils sont bêtes ! » a soufflé ma fille).

Je ne peux pas m’empêcher de citer Pascal : « L’homme n’est ni ange ni bête, et le malheur veut que qui veut faire l’ange fait la bête ».

Cette tempête sous le crâne de l’homme médiéval, aux prises avec sa raison et son imaginaire, est assez bien illustrée par une enluminure d’un moine copiste sur le traité de logique De interpretatione, d’Aristote, traduit par Boèce. On est au début du recueil, et Aristote s’intéresse  « aux paroles et à ce qui est vrai ou faux. Il se demande donc comment persuader sans tomber dans le mensonge ou la séduction. La lettrine répond parfaitement au texte et entretient un rapport étroit avec son sens : un lion au pelage noir se confronte à un dragon zoomorphe. Cette couleur inhabituelle du premier renvoie-t-elle à un animal mauvais ? Comment expliquer que le second fauve au pelage plus attendu se transforme en une bête serpentiforme et ailée qui appartient résolument au bestiaire diabolique ? Dans ces conditions, tout évoque une inversion des valeurs, un affrontement entre la science et l’opinion, à la frontière entre la vérité et la tromperie. »

J’apprécie de sortir un peu du combat éternel logos-muthos ou raison-folie. Et cette magnifique lettrine, ce P de  «Prium » donne à voir comment la pensée peut se retourner contre elle-même si l’on n’y prend pas garde.

Je termine avec une révélation. J’ai appris dans cette expo que les manuscrits du Mont Saint-Michel se distinguent dans leurs enluminures par l’absence marquée d’animaux marins, fantastiques ou non. Pas un phoque, pas une sirène. Je me rappelle alors de la légendaire forêt de Scissy, disparue sous les eaux de la baie. Vient alors l’autre spécificité de ce patrimoine : les rinceaux, ou ornementations végétales, typiques de ces enluminures. Or, regardez de près le dragon aux prises avec le lion, zoomez bonnes gens : il a des extensions végétales ! Un peu partout dans les pièces exposées du musée, des animaux présentent ces drôles de mutations, des interpénétrations inter-règne, et qui me rappellent ces formes de vies nouvelles décrites par Alain DAMASIO dans son dernier roman.

Je suis tombé sur des témoignages authentiques et illustrés de furtifs médiévaux !

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Publié par Blanzat

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