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Agir ?

J’ai été confronté récemment à une rencontre singulière entre un jeune homme appelant à la désobéissance citoyenne et un homme plus âgé, professeur de philosophie et représentant politique. Ils se sont très vite opposés sur les termes et les contours d’une action publique en faveur du climat. Sur ce point, il est difficile de mettre à égalité l’action politique et ce qu’on appelle aujourd’hui l’action « citoyenne »1.

Ce sont vraiment deux discours radicalement différents. Le premier veut faire appel « aux tripes », le second à la raison. Je penche naturellement pour la fougue juvénile, et je suis d’ores et déjà acquis à la cause de tout jeune homme ou toute jeune femme énervé·e·s. Cette révolte est salutaire, viscérale certes, mais née d’un constat objectif d’injustice.

Malheureusement, le jeune homme en question est resté au niveau de l’estomac et n’a pas su s’élever dans son échange avec son interlocuteur. Ce dernier, à la manière de Socrate, revenait sans cesse à la même question :

« Tu parles de moralité, tu appelles à l’action radicale, d’accord, avec 2 ou 200 ou 2000 personnes, mais tu nous dis que cela emportera toute l’humanité. Comment comptes-tu convertir l’humanité avec cette poignée ? »

Confronté au réel, l’idéaliste trébuche aisément. Le propos du professeur consiste à s’interroger sur les conditions de réalisation d’une prise de conscience, certes en cours, mais qui n’engendre pas nécessairement une action ou un changement de comportement.

Pour l’exposer clairement : nous sommes face à un danger de bascule climatique irréversible. C’est la partie de l’exposé la plus forte et la plus convaincante : jamais dans l’Histoire l’humanité a eu devant elle le spectre d’un changement sans retour. Une guerre, un virus, un krach boursier, on peut s’en remettre. Une hausse des températures rendant 20 % de la surface des continents inhabitables, ça se résorbe en milliers d’années.

Alors, la position du jeune homme, qui est aussi la mienne, consiste à se demander si on peut encore réfléchir à notre manière d’agir ? Non. Nous n’avons plus le temps. Doit-on lancer une énième commission d’évaluation des risques ? Un référendum citoyen sur l’éolien ou le nucléaire ? Un moratoire sur les pesticides ? Une discussion sur les restrictions de circulations de véhicules thermiques ? Non. Nous n’avons plus le temps. Les comités de défense du paysage, les groupements d’intérêts économiques, les tenants de la tradition, tous ces opposants à l’action en faveur du climat doivent être enjambés.

Mais comment ? Par qui ? Avec quels moyens ? Là encore, on ne peut plus se poser de question. C’est triste, c’est un renoncement à l’esprit critique, peut-être même au libre arbitre, mais c’est bien quelque chose de viscéral : le danger est là, il faut agir.

« Imaginez que votre maison brûle, dit le jeune homme, vos enfants sont au premier étage. Allez-vous chercher le voisin pour deviser avec lui sur la meilleure manière de faire ? Ou commander une étude sur le meilleur mode d’extinction du feu ? »

La situation impose un élan. L’action pourra être réduite à une prosaïque réaction, c’est vrai, ce n’est qu’une réponse paniquée à un danger, mais c’est la première d’une longue série.

Tout l’enjeu est de convertir cette réaction en action pure, quasi immédiate. C’est un vrai défi qu’il faut oser relever. Changer radicalement de vie, renoncer à un modèle imposé d’en haut, qui asservit, appauvrit, maltraite et tue.

Néanmoins, la question du professeur reste brûlante : que faire, oui, mais que faire pour toucher au but ? Il évoque la proposition d’action du jeune homme comme l’avant-garde, dans un sens marxiste-léniniste qui a échappé à son jeune interlocuteur. La référence m’a fait sourire, pourtant elle est juste : éveiller les consciences, contrer le capitalisme inhumain, renverser le système. La comparaison s’arrête quand on aborde la question de la violence, ce point diverge avec le projet du jeune homme. On peut même les réconcilier là-dessus : aucun d’eux n’évoque le recours à la force brute. Nous sommes entre gens de bonne volonté.

Les deux camps sont donc bien définis : changer ou renverser l’ordre des choses ? Réformer ou révolter ? À l’intérieur du politique ou hors parti ?

J’ai relu les textes d’Henry David Thoreau en soutien à John Brown, un militant pour l’abolition de l’esclavage aux États-Unis qui a payé son engagement de sa vie. L’auteur est aussi celui de la Désobéissance civile, l’inspirateur des Droits Civiques et de Gandhi2.

L’exemple de John Brown fait écho à ce qui précède, et les mots de Thoreau traduisent un mal contemporain :

« Nos ennemis sont parmi nous et tout autour de nous. Il n’y a guère de maisonnée qui ne soit divisée en son sein, car notre ennemi, c’est l’apathie universelle du cœur et de la tête, le manque de vitalité chez l’homme qui est l’effet de notre vice ; de là, viennent la peur, la superstition, le fanatisme, la persécution et l’esclavage de toutes sortes. Nous ne sommes que des têtes de bois posées sur des carcasses, avec un foie à la place du cœur. »

Ce n’est donc pas une question de viscères, c’est un peu plus noble que ça : cela tient à la fois de la foi et de la raison, la lettre et l’esprit dirait l’ermite de Concord, une morale fondée sur la charité, l’amour du prochain, et la faculté de réfléchir par soi-même. S’il n’est pas nécessaire de mettre la question au débat public, l’examen personnel est crucial pour fonder son action, et nous sommes trop peu à le pratiquer.

Sur ce petit nombre, un faible pourcentage se lance dans l’action pure, hors cadre. Ici Thoreau défend la position du jeune homme en même temps que Brown et ses partisans :

« J’en entends beaucoup qui condamnent ces hommes parce qu’ils étaient peu nombreux. Depuis quand les bons et les braves sont-ils en majorité ? Auriez-vous souhaité qu’il attende que ce moment vienne, que ce soit nous qui allions le chercher ? Le fait même qu’il n’était pas entouré d’une troupe de canailles et de mercenaires le distingue des héros ordinaires. […] Il fallait être un homme de principe, d’un courage rare, d’un profond dévouement et d’une grande générosité, prêt à se sacrifier à tout moment pour son prochain. »

Ce type d’action est une mise en danger, elle est d’autant plus vraie que la répression policière est ultra violente, potentiellement mortelle. Il faut pourtant un surcroît de vie pour l’initier, et mettre de côté temporairement la raison, car on aura toujours une bonne excuse pour ne pas agir.

Le professeur a cherché à extraire le jeune homme de l’injonction morale, au sens de ce qu’il faut faire ou ne pas faire. L’exercice est difficile, car nos habitudes sociales nous ont fait intégrer ce questionnement systématique avant chaque initiative : ai-je le droit ou non de le faire ? Du point de vue de l’efficience du discours, c’est d’autant plus stratégique : l’injonction emporte difficilement l’adhésion, il faut d’abord convaincre pour enjoindre. L’effort réclamé par le professeur, est de procéder à une éthique, c’est-à-dire une réflexion qui ré-interroge sans cesse les principes moraux, en vue du bien-agir. Ce que je n’ai pas pu déterminer, c’est le point de vue du professeur, qui semblait dire qu’on ne peut pas mettre sa volonté dans une poche et la raison dans l’autre. Son engagement dans la politique me fait penser qu’il serait tenant de l’État, sauce Hegel, mais je le sais aussi impliqué dans des collectifs hors cadre, associatifs, avec donc un certain recul sur les limites de l’État. Il y aurait alors en lui un reliquat de l’homme révolté : il refuse mais ne renonce pas.

Au terme de ces échanges, il n’était pas question de savoir qui avait tort ou raison. Cette confrontation m’a été nécessaire, car c’est bien ce qui se joue en moi : une hésitation entre l’attachement à maintenant, une vie régulée par les lois et les échanges normalisés, la promesse d’un mieux si je suis bien sage, et la conscience de plus en plus vive que c’est une illusion et que je serai bientôt enfoui dans cette fausse vie, à crédit, obligé de toutes parts, et spectateur de l’effondrement. Un versant n’est pas meilleur que l’autre, dans le premier je peux me reposer sur les autres, dans le second je ne dois compter que sur moi-même. L’un est sécurisant, l’autre est valorisant.

Que ce soit l’un ou l’autre, il est question de maintenir à terme l’impératif catégorique, agir selon une maxime qui puisse être loi universelle. Dans tous les cas, c’est une action personnelle, qui n’engage que soi, et cela laisse l’opportunité aux autres de faire de même.

1Le raccourci est malheureux, puisqu’on peut considérer que le premier acte citoyen est un acte politique.

2 Ces articles laissent pourtant apparaître une concession de dernier recours à la force, quand les hommes sont menacés. C’est donc un Thoreau violemment non-violent qui écrit ces lignes : « Il avait sa doctrine personnelle, à savoir qu’un homme a parfaitement le droit d’intervenir par la force chez le propriétaire d’esclaves pour délivrer les esclaves. Je suis d’accord avec lui. Ceux qui sont continuellement choqués par l’esclavage ont le droit d’être choqués par la mort violent du propriétaire d’esclaves, mais pas les autres. […] Je préfère la philanthropie du capitaine Brown à une philanthropie qui ne me tue pas, mais ne me délivre pas non plus. […] Je n’ai pas envie de tuer ni d’être tué, mais je peux envisager certaines circonstances où je serais contraint inévitablement de le faire. Nous maintenons quotidiennement la prétendue paix de notre communauté par des actes de violence mesquine. Regardez le policier et sa matraque et ses menottes ! Regardez les prisons ! Regardez le gibet ! Regardez l’aumônier du régiment ! Nous espérons seulement vivre en sécurité à proximité de cette armée provisoire. »

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Publié par Blanzat

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