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Le lien animal

Entendu à la radio1 un éleveur mettre en cause le véganisme et la perte du lien avec l’animal. Notez bien qu’il dit « l’animal » et non « les animaux », la diversité n’a pas lieu d’être ici, on parle d’un seul et unique modèle : produire.

Selon lui, les « végans » (penser à bien nasaliser à la française la dernière syllabe) sont à égale responsabilité avec les abattoirs « industriels ». Comprenez : la doctrine végane est de mettre à distance l’animal domestique consommé, comme les abattoirs refusent la transparence.

L’argument est moral : il laisse clairement entendre que cette perte du lien n’est pas bien. Pas bien en quoi ? Ce n’est pas précisé, mais quand on dit « c’est mal », c’est différent de « ce n’est pas bon pour la santé, l’économie, le salut de l’âme… » L’argument se veut donc universel, à partager.

De ce point de vue, je mets immédiatement en question le droit de cet individu, en tant qu’éleveur, à prendre la parole sur l’action bonne. Pour mémoire, la bonne action est désintéressée. Or, en l’espèce, l’éleveur déploie cet argument étrange dans un contexte de défense de ses intérêts. Il défend son steak, comme on dit, et c’est bien normal, mais cela ne peut en rien justifier un discours moral.

Le décalage entre partisans de la cause animale et les lobbys de la viande (éleveurs, bouchers, industriels, etc.), c’est justement que les premiers n’ont aucun intérêt personnel à agir et discourir sur l’action bonne en la matière. Perte de lien entre végans et éleveurs ? En réalité, il n’y en a jamais eu. Si les végans agacent en « donneurs de leçons », c’est qu’ils ne sont pas attaquables sur le terrain de la compromission.

Maintenant, de quel lien homme/animal s’agit-il de déplorer la perte ? Un lien économique ? On vient de le dire, ce lien entache intrinsèquement le discours d’un principe qui prime sur ce lien. Sa perte n’est pas un mal en soi mais la cause d’une autre perte bien plus grave aux yeux des intéressés. Un lien amical ? On peut nouer un rapport de confiance, voire d’amitié, avec un animal, sans l’enfermer dans la domesticité. Un lien ancestral ? Régression à l’infini qui consiste à dire c’est important parce que c’est vieux, à quoi l’on peut répondre que l’animal sauvage est plus ancestral encore que l’animal domestiqué. Un lien culturel ? Les civilisations humaines se sont construites dans ce lien à l’animal, c’est vrai, mais ce lien a évolué. D’ailleurs c’est un argument opportuniste : d’abord asséner que c’est dans la nature de l’homme de dominer et traiter les animaux comme des marchandises, mais on sait maintenant que l’homme n’a pas besoin de la chaire animale ni de sa souffrance induite. Cette domination n’est pas un fait naturel mais culturel. Non ? Bon bah c’est culturel alors ? Comme dirait Franky dans La Classe Américaine : perdu ! Si c’est dans la culture, les traditions, un fait de civilisation, pourquoi se comporte-t-on comme des barbares ?2

Le lien animal cher à cet éleveur ne repose sur aucun fondement valable, en dehors du maintien d’une activité économique. On arguera encore de la biodiversité et du maintien des espèces : « méfiez-vous ! Avec ces nazis écolos, il n’y aura plus de vaches, poules, cochons, moutons… » Argument raciste au regard de l’histoire : c’est bien l’élevage qui a introduit le mot de race, c’est bien de là que viennent les sélections génétiques, l’eugénisme et tout ce qu’il y a de plus effrayant dans ce qu’on peut faire au vivant. Politique d’éradication des espèces sauvages par la destruction des habitats (déforestation), par la pollution, par l’introduction d’espèces invasives (visons, ragondins, chats, etc.). Dorénavant, 95 % des vertébrés de la planète sont des animaux domestiques. Sont-ils vraiment en péril d’extinction ?

Cet éleveur ne s’en fait pas pour l’animal ni pour les liens obscurs qu’il entretient avec eux. Il s’en fait pour lui-même. C’est un autre sujet. C’est vrai. Le discours végan tend à dire que le monde se porterait mieux si l’on cessait de produire de la viande, donc indirectement si les éleveurs disparaissaient. C’est choquant. Mais ce n’est pas un appel au massacre comme peut l’être une publicité pour des côtelettes. Personne ne veut la mort des éleveurs, même si eux désirent tant la mort des animaux. Prenons l’exemple des mineurs des gisements de charbon : au cours du XXe siècle, ils ont disparu. Cela s’est passé dans des conditions politiques et sociales violentes. Certains puits traversaient des périodes difficiles, c’est la loi économique qui a condamné ceux-là. D’autres pouvaient encore fonctionner mais les temps ont changé. D’abord d’autres sources d’énergie plus compétitives ont émergé, puis s’est posée la question du climat. Si l’on découvrait un gisement de charbon tellement abondant qu’il promettrait de nous alimenter pour des siècles, devrait-on l’exploiter ? Question morale à laquelle la société doit répondre, et surtout pas ceux qui y ont des intérêts personnels.

La question est la même pour les éleveurs : les temps changent, le temps change, au sens du climat. C’est un fait qui les dépasse individuellement. C’est pourquoi il est nécessaire de les accompagner, de ne pas les laisser mourir ou de les tuer, que ce soit économiquement, socialement, ou biologiquement. Il n’est pas question de se transformer en Thatcher, mais de tenir bon, d’achever ce modèle délétère et qui n’apporte plus que souffrance.

Ce serait l’occasion de renforcer les liens, ceux de la société avec ces hommes et ces femmes, celle des végans et des éleveurs, et découvrir que d’autres liens sont possibles avec les animaux. En effet, revenons à l’attaque initiale : les végans sont aussi responsables que les abattoirs dans la perte du lien entre l’homme et l’animal. Les abattoirs ont effectivement coupé la société de la mise à mort des animaux en la pratiquant dans des lieux clos. Les lanceurs d’alerte qui filment ce qui s’y passe en réalité ne réparent-ils pas cette césure ? Enfin, en quoi arrêter de manger de la viande revient à se couper d’un rapport aux animaux ? Voit-on des végans adopter des poireaux comme on adopte des chiots ? Promènent-ils leurs tomates en laisse dans les bois le dimanche après-midi ? La défense de la cause animale apporte un nouveau rapport à l’animal qui est inédit dans le monde de l’élevage : l’empathie. Un éleveur dit qu’il aime ses bêtes. Voilà une affection curieuse, qui prend vite fin à la porte de l’abattoir.

Voilà.

Je viens de déverser mon fiel de végan radical. Par souci de rigueur, je me renseigne quand même sur cet individu qui m’a fait réagir si violemment. Il s’appelle Stéphane Galais, représentant de la Confédération paysanne et membre du groupe de travail « homme-animal ». Pas un pécore bas du front, mais diplômé en éthologie. Il a une exploitation dans laquelle il « emploie » des chevaux pour le travail au champ, il respecte un temps de travail de trois à dix heures par semaine pour ces juments. Son approche est qu’il n’exploite pas ces animaux, il coexiste plutôt avec eux et les fait « participer aux activités agricoles ». Il assure leur bien-être et veille à ne pas les stresser, répondre aux « motivations de l’espèce : un groupe stable, une diversité alimentaire, une nourriture riche en fibres, une liberté de mouvement, de la sécurité ».

Que dire à cela ? Stéphane Galais a trouvé un compromis sans se compromettre. Il est vrai qu’il fait encore vêler ses vaches et que leurs veaux ont une espérance de vie très réduite. Mais il n’a plus un rapport productiviste ou de domination des animaux, il a avec eux un lien exemplaire que la plupart des végans ne sauraient égaler.

Il estime néanmoins que les partisans animalistes ont une « idéologie totalitaire ». C’est une erreur intellectuelle. Le modèle économique dans lequel est circonscrite l’exploitation animale est totalitaire en ceci qu’il conditionne dans les faits la vie quotidienne et qu’il n’accepte pas l’antagonisme de ceux qui rejettent ce modèle. Animalisme, véganisme, non-violence… tous ces courants sont pluriels et ne peuvent pas être ramenés à une doctrine, donc pas d’idéologie totalitaire. En revanche, ils discourent sur un idéal. Dans les faits, les animaux domestiques existent, la réalité économique de l’élevage ne peut être niée. Ceux qui s’y opposent ne sont pas totalitaires mais conscients de cette réalité. Ils n’en sont pas moins légitimes à la contester pour autant. Ce modèle en place est tellement réaffirmé chaque jour comme le seul modèle possible, l’unique système viable, que le procès en totalitarisme pourrait lui être fait également.

L’écueil est une fois de plus l’extrémisme, d’un côté comme de l’autre. Le point de vue de Stéphane Galais me permet de voir qu’on peut y échapper3, tout en restant radical, au sens racinaire. Par ces racines on retrouve du lien.

1 https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/le-debat-de-midi/le-debat-de-midi-du-jeudi-28-juillet-2022-4153988

2 Voir l’article Sur la tradition.

3 « On essaye de comprendre les spécistes, mais pas de les défendre. Entre l’industrialisation de nos élevages et leur abolition totale, il y a une alternative avec l’élevage paysan que l’on défend. » Article Ouest-France.

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Publié par Blanzat

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