QUITTER LES MONTS D’AUTOMNE, Émilie Querbalec

C’est un récit initiatique classique que produit Émilie Querbalec, dans le bon sens du terme. De la SF pure et bien écrite (joie de retrouver l’adjectif « pers » lu récemment chez Wul). Sense of wonder, péripéties, une trajectoire qui n’est pas sans rappeler la fin du cycle de Fondation, pas d’effet de style ou de montage. En somme, une histoire linéaire franche, qui ne quitte jamais son héroïne dans son parcours, ses épreuves, jusqu’à l’élévation.

Nous découvrons la jeune Kaori aux portes de son enfance, au moment précis où elle la quitte pour découvrir le vaste monde. Rien ne lui est épargné, pas même l’innommable, et la force de l’écriture de l’autrice est de faire ce récit sans pleurnicheries ni affectation. C’est même sur ces passages difficiles qu’on reconnaît le travail de conteuse, chaque péripétie est enchâssée dans la continuité narrative, avec une grande maîtrise. Grande maîtrise également sur la fin du récit, une qualité rare en littérature, et qu’Émilie Querbalec a travaillé justement comme une manière différente de structurer une histoire de SF[1].

De même les personnages ne sont pas des archétypes, ce qui est remarquable tant le propos expose une histoire de femme, seule, libre, dans un monde hostile, où les hommes sont au mieux dépassés par leurs propres émotions, au pire des brutes sans empathie. Émilie Querbalec démontre qu’il n’y a pas besoin d’artifices inclusifs[2], de pronoms dégenrés, pour s’affranchir des stéréotypes, de laisser entrevoir d’autres sensibilités[3], un effacement même du genre, tant les attributs ne sont plus tellement signifiants. J’en veux pour preuve l’interface Vif-Argent à la forme mouvante, ou bien les Sylphes qui sont des transhumains franchement débarrassés de l’identité sexuelle, sans pour autant être désincarnés.

La mythologie qui fonde le récit est le Dit du Genji, devenu de façon inattendue un classique de la littérature mondiale : en Chine, à l’époque où les lettres étaient réservées à une élite masculine, une femme se pique de rédiger l’histoire d’un prince dans une langue et une écriture concédées aux femmes, comme aujourd’hui on met un contrôle parental sur les smartphones de nos enfants. Contre toute attente, Le Dit du Genji a connu un succès populaire qui n’a cessé de perdurer à travers les siècles, jusqu’à devenir, selon l’expression consacrée, un monument incontournable.

Tout le roman est traversé par le rapport dual de l’oralité et de l’écriture. Le monde de Kaori prohibe toute graphie, donc la tradition ne peut passer que par la mémoire. C’est un thème déjà vu chez Bradbury, et ailleurs dans la SF, mais il est revisité ici sous l’angle du langage pur, le Flux, garant de la préservation de l’humanité. Il est question de la maintenir le plus possible dans un état « prétechnologique », afin de ne pas réitérer les erreurs du passé. Cette conservation repose paradoxalement sur une maîtrise avancée de l’ADN[4].

Un chapitre mérite qu’on s’y arrête, dans la cinquième partie, le Palais du Ciel. Kaori doit développer une compétence inédite, essentielle pour la suite de son voyage. Il ne s’agit même pas d’une métaphore, il est purement et simplement question de création, de force créatrice. Au début, comme dans tout, c’est difficile :

« L’insatisfaction me rongeait. Je maîtrisais à présent assez la technique de reconstitution mentale des objets inanimés, mais à bien les examiner, aucun n’était absolument fiable. Ce défaut, cette imperfection, sautait aux yeux… »

Elle doit apprendre à distinguer l’apparence de l’essence, sans oublier que l’une ne peut se passer de l’autre. L’écrivain est funambule, sans cesse en équilibre. Mais quelle joie et quel sentiment de puissance quand, d’une impulsion, il peut « faire pousser une forêt et couler une rivière, ajouter des détails à [ses] fresques intérieures, sans [se] laisser déborder par ses émotions. » L’enjeu peut paraître dérisoire, mais tout lecteur qui s’est déjà confronté à l’épreuve de l’écriture se reconnaîtra dans cette mise en garde : au risque de l’approximation, toi le créateur, « tu dois absolument préserver ta propre cohérence. Ce que nous percevons comme de la matière tangible n’est que l’interprétation d’une succession de phénomènes physiques. Seul ton esprit peut leur donner une continuité et un sens. » Ou une autre manière de dire que la création est aussi recréation.


[1] Son itw dans Géante Rouge n°29 (2021) est passionnante, notamment sur son approche de la narration.

[2] Attention, je n’ai rien contre l’écriture inclusive, je trouve même qu’elle ouvre de nouvelles perspectives en littérature, tant sur le style que sur l’esthétique. Quitter les monts d’automne joue déjà avec plusieurs langues, et l’autrice a pris le parti de ne pas inventer de faux dialectes, ce qui permet au lecteur de se concentrer sur quelque chose de plus important dont je parle plus loin.

[3] Les sentiments amoureux sont universels, leur expression touche au plus juste, comme cette phrase : « Puis ils se mirent à rire, heureux, et je crus que j’allais mourir ».

[4] À noter qu’Émilie Querbalec affectionne particulièrement l’idée de stocker des données dans les brins d’ADN, comme l’a prouvé une lecture d’une nouvelle rédigée pour la bibliothèque de la Sorbonne en décembre 2023.

Publié par Blanzat

Auteur

Laisser un commentaire

Concevoir un site comme celui-ci avec WordPress.com
Commencer